Paris Le 17 novembre dernier, un collège de grands noms de la gastronomie était réuni à Science-Po Paris pour évoquer un sujet encore largement tabou.
De gauche à droite : le sociologue Frédéric Brugeilles, Adeline Grattard, Cyril Lignac, Ludo Lefebvre, Grégory Marchand, Christian Etchebest et Maïtena Biraben. |
Qu’il vente ou qu’il pleuve, les sujets sur la cuisine déplacent les foules, même lorsqu’il s’agit de thèmes aussi peu savoureux que la violence physique, l’abus de pouvoir, le machisme, le bizutage ou même le racisme dans les coulisses des restaurants. Ainsi, à l’heureuse initiative du Fooding et du site gastronomique Atabula, l’amphithéâtre Jacques Chapsal de Sciences-Po Paris affichait complet comme un soir de première. Le public très largement féminin justifia une première espièglerie de la maîtresse de cérémonie, Maïtena Biraben : « Pourquoi y a-t-il autant de filles ce soir ? Parce qu’on va parler de cuisine ou parce qu’on va parler de violence ? » Un ton moins ludique lorsque les initiateurs de l’événement, Alexandre Cammas, le père du Fooding, et Franck Pinay-Rabaroust, fondateur et rédacteur en chef d’Atabula, ouvrirent la séance plénière. Le premier évoqua l’histoire de cet apprenti handicapé affecté ‘au froid’, souffre-douleur d’une brigade entière qui le cabossait de ‘béquilles’. Mais c’est le second, très ému, qui rendit compte de faits édifiants tels que ce couteau planté dans le mollet d’un apprenti pas assez docile ou encore ces coups de pied d’un chef qui poussait certaines de ses victimes à venir travailler avec des protège-tibias.
Franck Pinay-Rabaroust évoqua la réception de plus de 150 e-mails consécutivement à la publication de son article, en avril dernier, sur les brûlures infligées par un chef de partie, qui venait de débarquer chez Lenôtre, à un apprenti du Pré Catelan. Des faits confirmés parFrédéric Anton, qui licencia le coupable dès qu’il en eu connaissance. Des témoignages choc initiateurs d’un débat passionnant entre le sociologue Frédéric Brugeilles, le directeur de la prestigieuse école hôtelière Ferrandi Bruno de Monte, et huit grands noms de la gastronomie : Cyril Lignac (Le Quinzième, Le Chardenoux des Prés),Adeline Grattard (Yam’tcha), la star des chefs français aux États-UnisLudo Lefebvre (Trois Mec et Petit Trois), Grégory Marchand(Frenchie), Christian Etchebest (La Cantine de La Cigale), Gérard Cagna (chef retraité et co-auteur d’un manifeste sur la violence en cuisine), Thierry Marx (Le Sur mesure au Mandarin Oriental) et Alain Passard (L’Arpège), les deux derniers étant présents par vidéo.
« Il y a une frontière entre exigence et méchanceté »
« Coup de feu, fusil, brigade… Voilà une rhétorique bien guerrière… C’est donc ça la cuisine ? », interroge avec malice Maïtena Biraben. Une mise en bouche propre à faire bouillonner Christian Etchebest : « J’en ai pris des coups de pieds aux fesses. J’estime pourtant n’avoir jamais été victime de violence. La télévision est arrivée, elle ne montre que de belles choses. Mais il ne faut pas venir [en cuisine] la fleur au fusil. Le métier est dur. La discipline, ce n’est pas de la violence gratuite. Il y a trente ans, c’était marche ou crève. On ne posait jamais de question sur les salaires ou les horaires. Aujourd’hui, les jeunes pensent qu’ils vont arriver et faire de belles assiettes mais avant, il y a la plonge, les pluches… » Pour Grégory Marchand, la cuisine « ce n’est pas la vie de bureau ». Et d’évoquer les brimades qu’il subit à Londres :« Les cuisines sont très dures en Angleterre. J’ai jeté mon tablier après l’arrivée d’un nouveau chef. Il y a une frontière entre exigence et méchanceté. Même si, en cuisine, il fait chaud et que les horaires et la pression sont rudes, il doit y avoir du respect ! » Avec une désarmante gentillesse, Ludo Lefebvre évoque alors le choc de culture avec les Américains : « À mon arrivée aux États-Unis, on m’a pris pour un fou. Je criais tout le temps. Le management outre-Atlantique est plus participatif avec beaucoup de réunions où les problèmes sont envisagés de manière collective. Par la suite, j’ai eu un chef pâtissier dont je n’aimais pas le travail. Je renvoyais souvent ses desserts. Il m’a fait un procès pour ça. En France, j’étais apprenti à 14 ans. J’ouvrais les huîtres. J’ai pris un coup de poing une fois. On avait tous peur du chef. »
« Le machisme m’a donné la rage »
Adeline Grattard s’estime redevable d’une certaine douceur envers les filles qui composent une partie de son équipe, au titre de ce que les hommes lui ont fait subir : « J’ai vécu des choses vulgaires car je suis une fille. Le machisme m’a donné la rage. Les violences viennent plus souvent de l’équipe que du chef », dit-elle avant de reconnaître un problème avec les jeunes : « Dès qu’on lève un peu la voix, ça ne va plus. » Ce à quoi Cyril Lignac s’empresse d’ajouter : « À mon époque, j’ai attendu pendant des mois qu’une place se libère chez Alain Passard. Aujourd’hui, tous les trois étoiles cherchent du personnel.« Parapluie-canne à la main, le très british directeur de Ferrandi théorise ce sentiment de violence que peuvent éprouver les débutants : « Les jeunes n’ont plus le même degré d’acceptation et la pression peut être ressentie comme une violence. » « Mais, rebondit Frédéric Brugeilles,pour faire de grandes choses, il faut des contraintes. » Et voilà la taquine journaliste de Canal + qui relance le débat : « Adeline, est-il plus difficile pour une femme de travailler avec des femmes ? » « Une femme est plus habile pour calmer les tensions », estime la cuisinière.« C’est agréable de travailler avec les femmes, car elles ne se plaignent jamais. Chaque mois, je les prends une par une dans mon bureau…, tente Ludo Lefebvre qui déclenche l’hilarité de la salle, … pour m’assurer que tout va bien. Aux États-Unis, on ne peut pas effleurer un sein. Je redoute les procès.«
« Sans exemplarité, il ne peut y avoir d’autorité »
Gérard Cagna, se lève alors du premier rang pour définir l’engrenage de la violence : « Ca commence par des petits coups, des béquilles… En dehors de la poignée de main, la peau c’est sacré, une barrière infranchissable. Un jour, chez Maxim’s, je lavais les champignons. Il fallait aller vite. Le chef m’a mis une tape dans le dos. Tout mon corps a vibré. À l’époque, je lançais le disque de 1 kg à 40 mètres, j’aurais pu l’étaler. Nous étions dans les années 1960… Si j’avais rendu le coup, ma carrière aurait été fichue. J’ai pleuré. Ça fait du bien de pleurer. » À Alain Passard et Thierry Marx de conclure par vidéo. À la question : « Tu as reçu des coups ?« , le chef de L’Arpège répond :« Oui, mais je préfère ne pas citer de noms. Ce sont des gens respectables, ils en devenaient laids. Plus tard, tu te sers de ce qu’ils t’ont fait subir. » Enfin, pour Thierry Marx : « Sans exemplarité, il ne peut y avoir d’autorité. » Il reste enfin à s’interroger sur ce qu’il se passe dans certaines cuisines lorsque le chef est absent, et en particulier sur l’attitude des ‘petits caporaux’ envers les plus faibles.
Francois Pont |
Avec l’aimable autorisation du Journal de l’Hôtellerie