Quitter son poste avec fracas pour dénoncer des conditions de travail insoutenables : c’est le principe du « revenge quitting », phénomène en pleine expansion aux États-Unis. Les entreprises françaises doivent-elles s’y préparer ?
Au travail, le pouvoir est une illusion savamment entretenue. On l’imagine aux mains de ceux qui trônent au sommet des organigrammes, signent des contrats d’un geste assuré et jonglent avec les chiffres des tableaux Excel. Erreur. Si tout le monde est théoriquement remplaçable, certains le sont moins que d’autres.
Et le véritable pouvoir appartient à ceux qui, dans l’ombre, font tourner la machine : répondre aux clients, fluidifier les échanges, remplir les objectifs. Ceux qui savent relancer l’imprimante capricieuse du troisième étage, retrouver un fichier égaré en quelques clics, et qui détiennent les mots de passe sensibles. Généralement, on comprend leur importance au moment où ils partent, laissant derrière eux un chaos inattendu. Un accès verrouillé, une sauvegarde effacée… De quoi gripper la machine un bon moment.
Une démission qui laisse des traces
Si les couacs au moment d’un départ sont assez courants, ils peuvent aussi être soigneusement orchestrés. Après le quiet quitting – cette lassitude silencieuse qui avait tant fait parler d’elle en 2024, lorsque les salariés se contentent du strict minimum –, une nouvelle tendance secoue le monde du travail aux États-Unis : le revenge quitting ou rage quitting. Cette fois, pas question d’attendre la fin d’un contrat de travail en silence. La porte claque au pire moment pour l’entreprise.
Les collègues sont avertis, les réseaux sociaux s’en mêlent. Surcharge de travail, management toxique, fin imposée du télétravail : tout est mis sur la place publique. Ce n’est plus une simple démission, c’est un acte de rupture bruyant, assumé, pensé pour marquer les esprits et laisser une empreinte durable dans la mémoire de l’entreprise.
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ce phénomène ne se limite pas à quelques salariés à bout de nerfs. Une étude menée en janvier 2025 par Software Finder révèle que 28 % des salariés outre-Atlantique s’attendent à voir des départs tapageurs secouer leur entreprise cette année. Plus frappant encore : 17 % affirment avoir déjà démissionné avec un esprit de vengeance, comme un dernier coup porté à leur employeur avant de tourner la page.
Un choix risqué dans des milieux où tout se sait
Alors, faut-il s’attendre à ce que cette tendance gagne la France ? « Généralement, un mouvement naît aux États-Unis, traverse le nord de l’Europe puis finit par atteindre l’Hexagone, analyse Éric Gras, spécialiste des évolutions du travail chez Indeed. Mais ce n’est pas une règle absolue. »
Si, d’après un sondage pour Digitiz dévoilé en janvier 2025, plus d’un salarié français sur trois envisage de démissionner cette année, les raisons de ce désengagement sont assez variées : 24 % pointent un environnement de travail toxique ou peu épanouissant, 22 % déplorent un manque de perspectives d’évolution, et 18 % jugent que leur poste ne correspond plus à leurs aspirations. Les jeunes sont particulièrement touchés : 52 % des 25-34 ans envisagent de claquer la porte de leur entreprise d’ici à quelques mois. Une tendance qui s’explique, en partie, par une plus grande liberté de mouvement et moins de contraintes familiales que leurs aînés.
Mais entre exprimer un désir d’ailleurs et une démission façon drop the mic, pensée pour faire du bruit et marquer les esprits, il y a un monde. Pour ceux qui l’ignorent encore, cette expression vient bien du monde du rap : après une punchline mémorable, l’artiste laisse tomber son micro et quitte la scène, sous les regards médusés du public. Dans le monde du travail, ça pourrait être ce commercial qui, après des mois de réunions inutiles et de promesses d’augmentation non tenues, attend la réunion hebdomadaire avec la direction pour lâcher un « Ciao bonsoir » avant de vider son bureau.
Si beaucoup ont déjà fantasmé un départ théâtral, façon pub du Loto, arrivant en peignoir pour claquer la porte en riant, la réalité est souvent plus sobre. La plupart des salariés choisissent de partir sans bruit, anticipant déjà la prochaine étape. « Personnellement, j’ai démissionné il y a quelques mois, mais j’ai toujours veillé à ne pas me brouiller avec mes employeurs. Je travaille dans la communication événementielle, un milieu où tout le monde se connaît. On ne sait jamais sur qui on va tomber plus tard », confie Audrey, 33 ans. Julien, 45 ans, partage cette prudence. Pour lui, dénoncer publiquement de mauvaises pratiques est une erreur stratégique : « Je pourrais le faire si je comptais me reconvertir ou si j’avais déjà trouvé autre chose et que ma nouvelle boîte n’avait aucun lien avec mes anciens patrons. »
La France, un marché du travail sous protection
Ce qui bouleverse le marché du travail américain ne s’exporte pas systématiquement en France. Les différences de culture professionnelle freinent souvent la propagation de ces tendances. Souvenez-vous de la Grande Démission en 2021. Une hémorragie de salariés aux États-Unis. Des millions de postes abandonnés du jour au lendemain. L’économie tremble. En France, on retient son souffle. Et puis… rien, ou si peu.
Les démissions ont légèrement augmenté, mais la vague attendue s’est brisée avant d’atteindre le rivage. Selon la Dares (Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques), au deuxième trimestre 2024, on comptait 459 900 démissions de CDI et 126 600 ruptures conventionnelles en France métropolitaine. C’est plus qu’avant le Covid, mais loin de l’exode massif annoncé. L’inflation serre la vis, les tensions géopolitiques figent le marché du travail, les incertitudes s’accumulent. Les salariés veulent partir. Toutes les études le montrent. Mais pour aller où ? Pour faire quoi ? L’incertitude freine l’élan.
« Même si de plus en plus de salariés en France se sentent coincés dans leur job, les ruptures avec l’employeur restent bien moins fréquentes qu’aux États-Unis », explique Éric Gras. Dans l’Hexagone, les accords d’entreprise et de branche encadrent les conditions de travail et empêchent les employeurs de revenir brutalement sur des acquis, comme le télétravail.
Réservé aux secteurs sous tension
« Il y a donc moins de vague chez nous », résume-t-il. Le revenge quitting existe aussi en France, mais il reste cantonné aux secteurs en tension, là où un salarié sait qu’il retrouvera un emploi sans difficulté. L’hôtellerie-restauration et le tourisme en sont les premiers terrains d’observation, des domaines où la demande est forte et où partir du jour au lendemain n’entame pas forcément la réputation d’un candidat. « Dans ces métiers, une démission impulsive n’est pas un saut dans l’inconnu, juste une ligne de plus à mettre à jour sur un CV », observe le spécialiste des évolutions du travail.
Aussi, sur le plan légal, quitter son poste du jour au lendemain n’est pas une option sans conséquence. En France, un salarié en CDI est tenu d’effectuer son préavis, sauf en cas d’accord avec l’employeur ou de prise d’acte. Une sortie qui permet de rompre immédiatement son contrat en accusant son employeur de fautes suffisamment graves pour rendre la collaboration intenable. « Cette démarche n’est pas sans risque, prévient Élise Fabing, avocate au barreau de Paris et cofondatrice du cabinet Alkemist. Il faut un dossier solide, avec des preuves tangibles : salaires impayés, harcèlement, modification abusive du contrat… Sinon, aux prud’hommes, ça peut être requalifié en simple démission. »
Certains contournent l’obstacle autrement. Un arrêt maladie pendant la durée du préavis. Une façon d’éviter l’affrontement direct, mais qui ne protège pas de tout. Sans preuve, impossible de tout dire. Une accusation publique sans fondement, et c’est la diffamation qui menace.
Ces erreurs de management
Certaines situations finissent malgré tout par briser le silence des salariés français. Pierre n’a pas cherché à masquer son mécontentement auprès de ses collègues. « Je ne pouvais plus bosser pour un patron aussi radin », lâche-t-il. Deux ans qu’il réclamait une augmentation, deux ans à voir son pouvoir d’achat s’éroder sous l’inflation. Et puis, il y a eu ce dîner de Noël. Une invitation du patron, un moment censé marquer le coup avant les fêtes.
Ce soir-là, dix salariés patientent dans le froid, en attendant un employeur en retard. Lorsqu’il arrive enfin, essoufflé, il lance, l’air léger : « Alors, on trouve une table ? » Il n’a pas réservé. En pleine saison des pots de fin d’année, impossible de caser dix couverts. Deux heures plus tard, ils finissent par s’attabler dans une brasserie. Le patron rit, trinque, félicite ses équipes. Puis l’addition arrive. « Chacun règle sa part. » Pierre s’est levé. « J’en peux plus, je pars », a-t-il simplement lâché avant de pousser la porte. Il n’est jamais revenu. Quelques jours plus tard, il apprenait que trois collègues avaient suivi son exemple.
De son côté, Tristan travaillait depuis plusieurs années dans une start-up qui vantait l’équilibre entre vie pro et vie perso. Jusqu’au jour où, sous la pression des actionnaires, la priorité a changé, et tout a basculé. Fin du télétravail à la carte, charge de travail alourdie, flexibilité envolée. Il a tenu quelques mois avant de planifier son départ. Lors d’une réunion stratégique, il a pris la parole : « Au fait, je pars. Bonne chance. » Il a refermé son ordinateur et a quitté la salle.
Dans les semaines qui ont suivi son abandon de poste, il a pris contact avec les concurrents de son ancien employeur. Il ne regrette pas : « Je n’ai rien écrit sur LinkedIn, mais j’ai fait des confidences en off. Je ne veux plus travailler pour des entreprises qui ont les yeux plus gros que le ventre et qui ne savent pas gérer leur argent. Je préfère une croissance modeste mais saine, plutôt que du grand n’importe quoi où, au final, ce sont les salariés qui trinquent pour des erreurs qui ne sont pas les leurs. »
Vers une épidémie de démissions silencieuses ?
L’histoire se répète. Tout commence bien : un management bienveillant, des horaires flexibles, un équilibre revendiqué. Puis, sans prévenir, tout se durcit. Le marché se tend, la pression monte, les exigences s’alourdissent. L’ambiance change, la confiance s’effrite. Les tensions géopolitiques, l’instabilité économique : autant de secousses qui fragilisent les entreprises et retombent sur leurs salariés. « Plus les difficultés s’accumulent, plus la pression se reporte sur eux », observe Éric Gras.
Certains, à bout, finiront par craquer, claquer la porte en dénonçant les failles du système. Mais le plus probable, selon lui, ce n’est pas l’explosion, c’est l’usure. « Dans les prochains mois, on risque surtout de voir encore plus de démissions silencieuses. Des salariés qui restent sans y croire, par prudence ou par peur du vide. » Une présence en pointillé, un engagement qui s’efface, une lassitude qui ronge le quotidien.
Alors, qu’est-ce qui est pire pour l’entreprise ? Un départ en fanfare, laissant derrière lui un bureau vide, des dossiers en suspens et un silence gêné ? Ou cette présence fantôme, ce salarié qui reste par habitude, qui traverse les journées sans y mettre de lui-même, qui s’efface sans bruit ? Pas si simple.
Avec l’amicale autorisation du Journal Le Point
Nos remerciements à Romane Ganneval